What I would like to transmit
Les perturbations vécues par nos contemporains ne peuvent être sans effets psychologiques et sociaux. On dit de toute guerre qu’elle laisse derrière elle des estropiés, des escrocs et des endeuillés. Une telle crise sanitaire ne peut faire moins que le handicap, l’escroquerie ou le deuil soient physiques ou mentaux. Un symptôme de ces dérèglements est sans doute la prolifération des complotismes, plus ou moins surréalistes.
Kets de Vries avait noté un détail intéressant. « Psychanalyste d’entreprise » Il avait remarqué que les dysfonctionnements des organisations reflétaient les désordres psychiques de leurs dirigeants. Et ces désordres il en avait dressé une liste : paranoïa, schizophrénie, manie, dépression, hystérie… Mais il comprit surtout que ces pathologies n’étaient que l’exacerbation de pratiques essentielles : la paranoïa, qui interprète tout détail (un clignement d’oeil, un mouvement de sourcil…) comme significatif n’est que le développement maladif d’un penchant à l’interprétation, clef de toute démarche scientifique. Le comportement maniaque n’est que l’excès de cette pratique souhaitable qu’est le rangement, le classement, le souci d’ordre… Le schizophrène pousse à une limite pathologique le nécessaire besoin de se concentrer, l’hystérique radicalise l’estime de soi…
Alors de quelle pratique légitime le complotisme est-il le développement monstrueux ? Je trouve plaisant que des prospectivistes s’y intéressent car la « racine saine » de cette dérive est sans doute la sensibilité aux signaux faibles, le goût du dévoilement, de la découverte de clefs interprétatives. Autrement dit tout prospectiviste est un complotiste raisonnable ou dit autrement la prospective est un vaccin contre le complotisme, la forme bénigne qui confère l’immunité. La question : quel est le secret des prospectivistes, pourquoi n’ont-ils pas glissé sur la pente fatale qui conduit à l’univers des complots ? Comment ont-ils su réduire la prolifération cancéreuse ? Ce savoir serait crucial pour ramener les élucubrations délirantes à une quête de sens. Autre façon de le dire : pourquoi les complotistes sont-ils devenus délirants ? On connaît le dilemme clinique : la raison tient ou bien dans la vilenie du patient, en l’occurrence pour le complotisme dans la nature « de ceux qui ne sont rien ». Ou bien elle tient dans le système ; Jay Haley posait la question : « Qu’est-ce que le psychiatre a fait pour que le patient se comporte d’une façon telle que le psychiatre en déduise que le patient est schizophrène ? »
On peut aisément lister quelques gestes malheureux des tenants du pouvoir qui développent le complotisme : un goût pour le secret et les effets d’annonce liés à l’ivresse de la « réussite », le refus de la controverse conséquence du sentiment d’imposture qui occupe les nuits de tant de dirigeants depuis que les compétences pour accéder au pouvoir (séduction, narcissisme…) n’ont plus rien à voir avec celles pour l’exercer (écoute, mesure), le mépris de l’égalité au nom de la liberté…
Des complotistes particulièrement secoués s’imaginent que les dirigeants appartiennent à une race de reptiles extra-terrestres qui rêvent de croquer le peuple humain. Ils n’ont pas compris que les beaux quartiers et les écoles privées dont sortent leurs dirigeants sont aussi lointains que des extra-planètes, et que ces dirigeants peuvent être humains, et pourtant anthropophages.
Seule une proximité retrouvée entre tous, la réduction des mécanismes de distance sociale (entresol des prétendues élites, ségrégation culturelle, nominations par le fait du prince…) pourra restaurer un équilibre social minimum et une coexistence sereine.
Une amie américaine nous a exprimé quelques mois avant les élections américaines, qu’elle espérait que Joe Biden deviendrait le prochain président américain. «Ce n’est pas un leader visionnaire et il n’est peut-être pas très charismatique, mais c’est le chauffeur, le chauffeur, qui va nous ramener à la maison», pensait-elle.
Maintenant, le peuple américain a fait son choix. D’une voix intérieure, préférant la décence, la compassion et la collaboration, ils ont choisi un leader «nous pouvons» au lieu d’un leader «je peux». Il y a quelque chose de profond dans ce choix.
Donald Trump est arrivé au pouvoir en se mobilisant sous la promesse «Make America Great Again», en utilisant une stratégie de guerre classique, en identifiant les ennemis, comme «le marais», les médias, la Chine et d’autres. Tout cela soutenu par des mensonges constants et la tentative de supprimer toute idée de journalisme objectif. Toutes les nouvelles sont fausses. Tous les politiciens mentent. Il n’y a pas de vérité objective. Ce n’est donc pas grave s’il raconte des mensonges flagrants parce que tout le monde ment. Les faits et la science n’ont pas d’importance.
Tout cela rendu possible par le nouveau paysage médiatique poussé par la chasse aux «clics». Dans ce paysage, les mensonges et les insultes attirent beaucoup plus l’attention que la vérité. Le pouvoir viral des médias sociaux dépasse l’analyse approfondie. Règles de l’argent.
Il y a beaucoup de choses à dire sur le leadership «je peux» de Donald Trump. Il s’inscrit bien dans une vision du monde mécanique, où il promet de résoudre tous les problèmes en prenant des mesures. Démontrer son pouvoir en signant des ordres de décision dans des émissions médiatiques. Faire des «accords» comme construire des murs, arrêter les immigrants, annuler et renégocier des accords internationaux, réduire les impôts, ramener des soldats au pays, démanteler le gouvernement et d’importantes institutions gouvernementales, etc. Pousser des boutons, tirer des leviers comme si cela changerait le monde dans la direction souhaitée. C’est un cadre mécanique, voir le monde, notre société, nos organisations et nos gens comme des machines.
Cette pensée est une vieille vision du monde newtonienne, basée sur l’hypothèse qu’une compréhension complète de l’univers était possible grâce à l’analyse, en démontant les systèmes et en croyant que les systèmes peuvent être décrits comme des relations linéaires de cause à effet. Un modèle mental qui a profondément influencé notre façon de penser aussi quand il s’agit de la façon dont nous voyons les organisations. Les organisations sous forme de machines, avec département par département, et avec des managers censés diriger et contrôler par les verticaux. Attendu pour «conduire le changement, stimuler l’innovation» ou «changer la culture d’entreprise», comme s’il s’agissait d’une pièce de rechange à remplacer.
Les systèmes mécaniques compliqués peuvent être prévisibles et nous agissons en conséquence. Cependant, en acceptant le fait que la société et les organisations sont des systèmes sociaux complexes, nous voyons autre chose. Les systèmes sociaux complexes sont difficiles à lire et ne peuvent être expliqués ou prédits en examinant des parties individuelles. Nous devons agir avec eux et ils peuvent être très résistants. Plus nous poussons, plus nous obtenons de résistance, ce qui entraîne des conséquences imprévues qui finissent souvent par aggraver la situation d’origine.
Les concepts de gestion tels que mettre en œuvre, imposer, enseigner, raconter proviennent d’un état d’esprit mécanique, tandis que des concepts comme la co-création, l’apprentissage et l’écoute sont plus au centre lorsque l’on considère le leadership comme un processus de transformation sociale. Un processus de création de relations significatives et de confiance.
Nous pouvons voir de nombreux exemples de conséquences involontaires, des actions de solution miracle de Donald Trump, «pour rendre l’Amérique à nouveau grande». D’un point de vue européen, les attaques de Trump contre l’Europe et contre les alliances américano-européennes ont fait plus pour l’unité européenne que des années de discussions politiques en Europe. Les attaques de Trump contre la Chine et les entreprises technologiques chinoises, comme Huawei, ont mobilisé la Chine pour accélérer son propre développement technologique. En fin de compte, le style de leadership de Trump l’a fait sortir de la Maison Blanche. La conséquence involontaire ultime, aidée par un virus sur lequel les dénis et les menaces ne fonctionnent pas.Avec le temps, les mensonges ne peuvent pas gagner. Les Grecs de l’Antiquité comprenaient déjà qu’une société, pour rester ensemble dans le temps, doit s’appuyer sur un leadership poursuivant les quatre dimensions suivantes du progrèsPoursuite de la vérité (science, éducation), poursuite de la planification (fourniture de ressources), recherche du bien (éthique) et recherche de l’esthétique (beauté, création, plaisir). Sans un équilibre de ces quatre dimensions, ce n’est qu’une question de temps avant qu’un tel développement ne craque.La réaction à l’attitude arrogante «Je peux» de Donald Trump et au style de leadership autocratique et mécanique, utilisant la division, l’attaque et le mensonge comme outils, a créé la séparation et la peur. La peur et la haine dans la politique américaine ont donc atteint des niveaux anormaux. Lorsqu’on a demandé aux républicains s’ils seraient mécontents si leur enfant épousait un démocrate, 5% ont répondu oui en 1960 et 50% aujourd’hui. Un exemple révélateur d’une situation qui va finalement à l’encontre de ce que les gens considèrent comme un état d’esprit souhaitable. C’est pourquoi, je pense, la voix intérieure de la majorité du peuple américain a parlé et le ticket Biden / Harris a gagné. La crise pandémique est devenue une «expérience proche de la mort». De nombreuses personnes ont ressenti ou ressentent de la peur et une profonde inquiétude pour leur propre vie ou pour leurs proches. Il est bien connu qu’après une telle «expérience proche de la mort», les gens voient leur vie d’une manière différente. Les choses qui auparavant étaient à l’arrière-plan, prises pour acquises, sont en train de passer au premier plan. Je suis vivant, comment veux-je vraiment vivre ma vie. Vous commencez à voir le monde avec l’objectif des vivants. Avec un tel prisme du vivant, de l’écosystème, de la nature, de la biologie, le besoin de collaboration devient tout à coup des concepts dont nous sommes obligés de prendre conscience. Ou comme Gregory Bateson se demandait – «Quel modèle relie le crabe au homard et l’orchidée à la primevère et les quatre à moi? Et moi pour toi? Une façon de penser, une pensée systémique, qui n’est soudainement plus aussi académique.
Lorsque nous commençons à voir le monde comme des systèmes vivants ouverts et auto-organisés, l’émergence avec des bifurcations au lieu d’avenirs planifiés devient notre centre d’intérêt. C’est ce que Gregory Bateson, Ilya Prigogine, Humberto Maturana, Francisco Varela, Fritjof Capra, Alain de Vulpian et d’autres nous ont si bien aidés à comprendre.
Le fait que ce virus soit biologique, nous fait voir notre dépendance biologique et nous fait prendre conscience à quel point nous sommes loin de l’idée égoïste que nous, les humains, serions en contrôle de la nature ou en contrôle d’autres personnes. Le grand mythe de notre modernité, qui doit être traité.
Nous devons apprendre à vivre avec la complexité et nous devons nous contenter de notre vision du monde mécanique et newtonienne et du mythe du contrôle. Nous vivons une époque de changements profonds et rapides. Quelque chose de vieux craque et s’épuise, tandis que quelque chose de nouveau essaie douloureusement de naître, pour citer Vaclav Havel. Les dernières décennies de mondialisation ont créé de grands progrès, mais aussi beaucoup plus lâches. Beaucoup de gens se sentent laissés pour compte. Les gens qui ont peur, veulent être pris en charge. Quelque chose qui crée une attente du «leader fort». Beaucoup regardent vers le haut aujourd’hui, avec l’espoir que quelqu’un devrait prendre le contrôle.
Biden / Harris représente une manière très différente de penser et de diriger. Au lieu de créer la séparation et la peur, ils essaient de répondre aux aspirations individuelles et collectives. Ils veulent recréer un sentiment de communauté, s’unir au lieu de se diviser. Avec une mentalité «Nous pouvons», ils espèrent pouvoir inviter des personnes compétentes et passionnées à bâtir une équipe solide autour d’une vision partagée d’un avenir plus désirable, collaboratif et bienveillant. En tant que berger, guérisseur ou chauffeur qui peut nous ramener à la maison. Ou un jardinier s’occupant des processus d’équilibrage, s’assurant qu’il y a suffisamment d’eau et de nutriments. Des vœux pieux ou pas, mais c’est ce que nous pouvons et devons espérer.
Cependant, ce ne sera certainement pas facile. La polarisation est très profonde et il existe de nombreux groupes qui ont des raisons légitimes de se sentir déçus, marginalisés et abandonnés. Nous vivons une période effrayante avec tant de crises parallèles autour de nous. Je reviens souvent à notre ami commun Dee Hock et à son observation prophétique en 1997 dans son livre «La naissance de l’âge chaordique».
«Nous en sommes à ce moment précis où un âge de quatre cents ans vibre dans son lit de mort et un autre a du mal à naître. Un changement de culture, de science, de société et d’institutions infiniment plus important et plus rapide que le monde ne l’a jamais connu. La possibilité d’une régénération de l’individualité, de la liberté, de la communauté et de l’éthique comme le monde n’a jamais connu, et une harmonie avec la nature, les uns avec les autres et avec l’intelligence divine comme le monde a toujours rêvé.
«Malheureusement, il y a une possibilité égale d’effondrement institutionnel massif, d’énormes carnages sociaux et de régression vers cette manifestation ultime des concepts d’organisation newtoniens et mécanistes – la dictature.
Accomplissement ou effondrement, une question que se posent également nos amis SOL Alain de Vulpian et Irene Dupoux-Couturier, dans leur livre sur la métamorphose humaniste. Personne ne sait où nous allons nous diriger, mais nous pouvons tous faire nos propres choix. Il y a toujours eu et il y aura toujours une bataille entre le bien et le mal, ou comme il est indiqué dans cette merveilleuse parabole:
Un soir, un vieux chef cherokee a raconté à son petit-fils une bataille qui se déroule à l’intérieur des gens. Il a dit,
«Mon fils, la bataille est entre deux loups à l’intérieur de nous tous.
«L’un est le mal. C’est la colère, l’envie, le regret, l’avidité, l’arrogance, l’apitoiement sur soi, le ressentiment, l’amertume, le blâme et la méchanceté.
«L’autre est bon. C’est la joie, la paix, l’amour, l’espoir, l’humilité, la gentillesse, l’empathie, la générosité, la vérité et la compassion. »
Le petit-fils a réfléchi une minute, puis a demandé à son grand-père: «Quel loup gagne?»
Le vieux Cherokee a simplement répondu: “Celui que vous nourrissez.”
Alors vivons avec cette question et cette réponse, en ce moment où tant est en jeu. L’évolution et l’émergence en tant que concepts de la façon dont notre avenir se forme vers l’accomplissement ou l’effondrement, comme un processus collectif de quelque chose qui veut maintenant naître, un mouvement d’en bas pour être sage-femme.
Quel processus allons-nous alimenter?
Des choses que nous tenions normalement pour acquises et qui n’avaient pas été dûment reconnues, sont maintenant vues et appréciées. Une pandémie, comme ce drame, nous aide en tant que société et en tant qu’individus, à voir qui nous sommes vraiment. Nous aider à voir notre interdépendance, à quel point nous sommes dépendants les uns des autres et à quel point nous sommes dépendants de notre société mère – notre écosystème. Espérons que cette nouvelle prise de conscience pourra nous accompagner à l’avenir.
Espérons que cela peut également nous aider à comprendre que nous ne contrôlons pas notre développement et notre évolution, comme nous voulons le croire. Comprendre que notre vision du monde mécanique est un mythe. L’empereur se révèle sans vêtements.
J’espère que nous pourrons entendre davantage de bonnes histoires sur la façon dont nous vivons bien ensemble, sur notre capacité de communauté et sur notre capacité à nous mobiliser les uns pour les autres.
Si nous pouvons voir ces dernières années turbulentes comme une phase de métamorphose en cours, cela nous aide à avoir une vue d’ensemble. L´avenir, sur lequel Arie de Gues a souvent voulu réfléchir. Une perspective sur l’avenir, qui place la métamorphose au centre de ce que nous vivons actuellement.
Beaucoup de choses peuvent et doivent être apprises de ces quatre années de leadership de Trump et de cette pandémie en cours. Comment tout cela a-t-il pu nous arriver? Qu’est-ce que cela nous dit de notre monde d’aujourd’hui et de notre vision d’un bon leadership?
Cela donne certainement beaucoup de matière à réflexion et d’apprentissage.
Ces quatre années ont été brutales pour tous ceux qui aiment ce pays. Nous avons vu notre sens des convenances, de la décence et de la relation avec le reste du monde s’effondrer chaque jour à tel point que, jusqu’à l’élection, il était presque impossible de se souvenir des protocoles que nous avons toujours tenus pour acquis. Nous avons en effet considéré notre démocratie comme allant de soi. Depuis le milieu des années 70, moins de 60 % de la population éligible a exercé son droit de vote. Le vote ne semblait pas si obligatoire ; le sentiment était toujours que d’une manière ou d’une autre, la bonne chose allait se produire et que “mon vote” n’avait pas d’importance. Même si nous savions que de terribles erreurs avaient été commises d’une administration à l’autre, nous avions le sentiment que la Constitution américaine était dans notre ADN et qu’elle nous protégerait toujours.
Cela a changé en 2016, lorsque nous avons vu les freins et contrepoids garantis être contournés et rompus, un par un, par des politiques partisanes excessives comme celles que nous n’aurions jamais cru possibles. À l’approche des élections, j’avais déjà limité la plupart de notre couverture télévisuelle et j’avais décidé de ne pas regarder les résultats. Heureusement, cette position a changé au fur et à mesure que la campagne prenait de l’ampleur. Choisir de regarder les élections, c’était comme acheter un billet pour un tour de montagnes russes : Dois-je fermer les yeux pour passer à travers cette expérience qui me retourne l’estomac ? Ou dois-je garder les yeux grands ouverts et consacrer ma conscience à l’observation de la course, ainsi qu’à ma réaction moment par moment, avec tout le travail intérieur que cela catalyserait. Les yeux grands ouverts, j’ai fait le voyage de ma vie – en fait, il n’est pas encore tout à fait terminé ; et nous attendons avec impatience l’inauguration des États-Unis le 20 janvier, lorsque notre président élu sera enfin officiellement en fonction…
C’est ce que j’ai appris en restant ouvert :
Cette élection a été une leçon de civisme bien nécessaire pour de nombreux citoyens américains, dont un trop grand nombre n’a aucune idée du fonctionnement du gouvernement américain. Après les quatre dernières années, au cours desquelles même le président et ses alliés semblaient ne pas avoir une compréhension pratique de leurs responsabilités, nous sommes beaucoup plus nombreux à avoir une compréhension beaucoup plus directe de ce qu’exige une démocratie vitale.
Dans le même temps, beaucoup ont encore voté pour leur parti préféré au Congrès. Aussi frustrant que cela puisse être pour ceux qui voulaient un changement complet de l’impasse partisane qui s’ensuit, c’est une affirmation de la manière dont notre démocratie est conçue pour fonctionner – comme un ensemble complexe de procédures destinées à équilibrer la règle de la majorité avec l’expression des positions de la minorité.
L’un des exemples les plus inspirants de la sacralisation du droit de vote dans ce pays, même si les campagnes ont semé la discorde, est l’intégrité et le service des milliers de bénévoles qui ont travaillé dans les bureaux de vote pour s’assurer que chaque vote était correctement compté. Des citoyens ordinaires de tous les horizons politiques ont travaillé ensemble, en transcendant leurs propres préférences. De nombreuses nouvelles ont fait état des amitiés bipartites qui se sont développées pendant cette période. Tout aussi inspirant a été le leadership dont ont fait preuve les gouverneurs des États républicains du Michigan, de la Caroline du Sud et de l’Arizona, qui n’ont pas pu être contraints de détruire des bulletins de vote ou de soutenir des allégations non fondées selon lesquelles le vote était frauduleux. Gouverneur après gouverneur, fonctionnaire électoral après fonctionnaire électoral, ils ne pouvaient pas être déplacés parce qu’ils savaient que leur but premier était de protéger notre démocratie, et non de faire entrer leur parti en fonction.
Aujourd’hui, en tant que pays comptant le plus grand nombre de cas de Covidose et 20 % des décès dus à cette maladie, alors que nous ne comptons que 4 % de la population, même l’utilisation des masques a été politisée. Ce sera un énorme défi que de rassembler nos peuples pour adopter une approche unifiée. Ce n’est pas que nous n’ayons pas les données dont nous pouvons tirer des leçons, pour les États-Unis et pour une grande partie du monde – nous pouvons maintenant voir à quel point tout ce que nous faisons est important – ce que nous devons faire maintenant, c’est nous aider tous à apprendre et à nous adapter en temps réel, afin de pouvoir travailler en fonction de l’évolution de notre situation sanitaire nationale et nationale. En bref, nous devons opérer une métamorphose dans notre propre pensée collective. Nous devons trouver des moyens durables d’élargir la socioperception de tous nos citoyens, en particulier de ceux qui se sentent impuissants face à notre avenir incertain.
Nous avons la chance d’avoir le bon dirigeant en la personne de notre président élu, Joe Biden. Il a des dizaines d’années d’expérience de travail avec les républicains et les démocrates. C’est l’homme politique le plus socioperceptif que nous ayons vu depuis longtemps, avec son unique objectif de pratiquer l’empathie, la compassion et le respect de nos institutions démographiques pour rassembler les gens. Il exprime un intérêt naturel et explicite à servir tous nos citoyens, et pas seulement ceux qui ont voté pour lui, et il a démontré à maintes reprises qu’il sait ce que cela implique. C’est un style de leadership qui est si important aujourd’hui, avec une humilité authentique qui nous invite à apprendre à traverser ensemble ces moments difficiles.
Je suis convaincu que notre nouvelle administration suivra cet exemple. J’ai vu que la perception sociale engendre la socioperception, l’inclusion profonde engendre l’inclusion profonde. Nos dirigeants influencent effectivement ceux qui les suivent, et je prie pour que cette compassion touche les cœurs, dissolve la peur et encourage les gens à vivre selon des principes. Cela n’arrivera pas tout de suite et il faudra toutes les ressources dont nous disposons. Nous sommes une nation douloureusement divisée. Et la transformation doit commencer en chacun de nous. Ce que je constate en moi-même, c’est que la question “Comment diable ont-ils pu voter de cette façon ?” n’est plus une exclamation exaspérée. Alors que je m’engage dans la réparation et la réconciliation qui sont si désespérément nécessaires – et que notre nouveau président élu demande – je trouve une nouvelle curiosité naissante pour faire de cette question une vraie question “Comment en effet” et pour faire connaître les réponses, afin que nous ne soyons plus divisés. La question de la recherche en action sociale “Comment faisons-nous ce que nous faisons lorsque nous vivons et travaillons bien ensemble” a été extrêmement utile dans chaque conversation. Et nous sommes nombreux – artistes, interprètes, philosophes, leaders du changement social – à nous réunir dans tous les États-Unis pour fournir des espaces de conversation et des approches de socioperception pour que cela se produise.
Enfin, en cette période électorale, j’ai appris à quel point une bonne entreprise est importante. Tout au long de cette expérience, des collègues du monde entier sont restés personnellement en contact avec nous. Parfois, il est apparu clairement qu’ils suivaient les retours de plus près que certains de nos concitoyens. Je sais que ce n’était pas seulement une préoccupation pour nous, mais aussi parce que ce qui se passait allait avoir un impact aussi profond sur leur vie. Un lien s’est maintenant créé entre nous pour nous connaître et nous soutenir mutuellement dans notre recherche du bien-être dans chacun de nos pays ainsi que dans le monde en général. Depuis que je me suis familiarisé avec l’hébergement et la recherche en action sociale, j’ai découvert un nouveau sens à l'”apprentissage organisationnel”… Si “l’organisation” n’est pas en effet les structures, mais le flux de relations qui créent de la valeur et du bien-être, alors il me faut comprendre comment ces cohérences fonctionnent entre nous et équilibrer les structures qui permettent ce flux. Ma métamorphose réside dans cette prise de conscience.
Homo Sapiens communique avec la nature et le cosmos, c’est Gaïa.
Lorsque j’ai écrit, dans « Éloge », « L’Esprit de la métamorphose », je savais que je n’étais pas allé au bout de mes intuitions mais je n’ai pas osé le faire et par la suite je me suis laissé bloquer par des hésitations. J’aurais pu appeler ce chapitre « Réveil de l’Esprit » et le considérer non pas comme un état (l’état de la métamorphose) mais comme une tendance lourde de la métamorphose en cours. Une de mes intuitions insistait cependant sur le rôle moteur de ce phénomène qui parcourt et imprègne tout le 20ème siècle et qui, s’il se poursuit et s’oppose aux tendances chaotiques qui prennent du poids aujourd’hui, accroit fortement les chances des scénarios humanistes.
Dans la vie évolutive d’Homo sapiens apparaît comme symbole le jésuite Teilhard de Chardin. C’est Teilhard qui représente l’église catholique transformée modernisée avec le pape François qui lance une exploration de l’Humain intégral en interaction avec l’islam spirituel et purifiée d’Al Azhar.
Dans toutes les cultures, les Hommes prient, méditent, cela débouche sur l’esprit et cela comprend toutes les religions. Qu’est ce qui existe vraiment ? C’est peut-être une relation entre les cerveaux d’Homo Sapiens transcendant la distance et le temps.
Il y a quelque chose. La dimension transcendante existe. Dans mes rêves, je rencontre des femmes, ma femme, ma mère, j’ai l’impression qu’il y a peut-être des gens qui m’attendent, ce n’est ni affolant, ni triste. Je n’ai pas réussi à approfondir des bribes de connaissance sur la relation d’Homo Sapiens avec la nature, les plantes ; le rêve, la méditation, la prière en sont un élément, l’homme d’entreprise qui médite met son cerveau en contact avec de nouveaux aspects de la réalité. La spiritualité est passée par l’animisme, le chamanisme, le shintoïsme, il est en train de revenir à la méditation. Ainsi s’esquisse la division entre une spiritualité qui crée des camps, des clans qui supporte les sociétés hiérarchisées et commandées et un spiritualisme d’émotions, de réunions, de communion… passant du commandement et de l’obéissance à l’amour. Sans être poussé par une religion dogmatique mais par un élan du cœur.
L’esprit, c’est la vie. C’est lié au cerveau, à ses vibrations. Il y a un pan de la réalité avec lequel on n’a pas accès mais parfois, on a des éclairs de communication ; chaque socio-culturel a inventé des fantasmagories toutes différentes, il faut rechercher les soubassements communs, des religions à Jung. Le vrai humanisme, c’est l’épanouissement des hommes et de l’espèce, le développement humain intégral.
Anthropologue, je vois Homo sapiens dans sa métamor- phose comme un animal spirituel et me sens de plus en plus proche de la pensée de Teilhard de Chardin. L’amour remplace le conflit. Le dieu vengeur autoritaire punisseur s’efface devant une figure d’amour et l’église chrétienne rénovée a renoncé au pouvoir, d’autres églises se transforment. La Noosphère, c’est la place de la conscience, de l’amour, vers le point Oméga et la fusion. On vit à une époque formidable qui vit l’esprit de la métamorphose sans en tirer une analyse claire. Nous, c’est nous. On est peut-être en train d’inventer quelque chose que l’on n’appellera plus une religion mais l’Esprit.
INTERVIEW D’ALAIN DE VULPIAN, LE 22 MAI 2017, PAR ETIENNE COLLIGNON ET SABINE NAKACHE
Lorsque la lecture de ses textes précède la rencontre avec Alain de Vulpian, on s’étonne de rencontrer un homme si simplement chaleureux, ancré dans le moment présent, qui semble à l’écoute du monde en permanence et qui le regarde avec des yeux d’enfant, animés de vivacité et toujours prêts à s’émerveiller !
Alain de Vulpian n’est pas un idéologue, il abhorre les dogmes et cette révolte contre l’absence de questionnement et de libre-arbitre joue un rôle dans la construction de sa personnalité.
Il nous a parlé de sa vie, de cette vie qui avance avec tous ses soubresauts, avec optimisme et enthousiasme.
Il nous a parlé de son histoire comme de celle d’un apprentissage constant et qui se poursuit encore grâce à une curiosité infatigable.
Il n’est pas question de quête de sens. La vie est sens pour Alain de Vulpian, que ce soit d’un point de vue biologique, sociologique ou spirituel.
Naissance de la personnalité socio-perceptive
Comment est née ma personnalité socio perceptive ? Elle était là dès le départ. Je peux raconter quelques souvenirs très anciens.
J’ai 5 ans. Je vis à la campagne avec mes parents. C’est mon anniversaire et ils viennent de m’offrir ma première bicyclette avec des roues libres. Dans le parc je roule comme un fou. Après 3 jours, je demande à mes parents si je peux aller à Provins (c’est à 2 km). Maman dit « Pas question, il y a des camions… » et Papa : « Laisse le faire, il faut qu’il apprenne à se sortir de situations diversifiées. Il sait où est sa droite…» Là, je me dis : « Ils m’aiment tous les deux mais ils sont différents. Et c’est Papa qui a raison. » En y repensant je vois là un phénomène de socio-perception, pas seulement de psycho-perception.
Autre histoire : je suis à nouveau à la campagne, cette fois en Bretagne, à Lamballe, chez mes grands-parents Vulpian et j’ai 6 ou 7 ans. Mon grand-père se promène dans le parc avec l’un de ses copains et, phénomène rare et qui me rendait fier, il m’emmène promener avec lui. Il me tient par la main et j’écoute leurs conversations. Il dit à son ami : « Ta fille se marie, tu es content ? ». « Oui très content ». « Il est bien ce jeune homme ? » « Oui, oui il est bien, il est inspecteur des finances, mais il travaille ! Il travaille ! » Et moi j’entends donc que ce n’est pas bien de travailler. Mon autre grand-père est directeur d’une compagnie d’assurance, il va à son bureau, je le vois qui part et qui revient ; il travaille, et on trouve cela très bien. Pourquoi y a-t-il un grand-père qui trouve que ce n’est pas bien de travailler et l’autre qui trouve que c’est bien de travailler ? Autrement dit dès la petite enfance j’avais tendance à faire déjà un peu de sociologie. Et à questionner.
La comparaison de mes deux familles m’a appris énormément. Cela m’a rendu perplexe pendant un temps, mais à 10 ans, j’avais tout compris. Dans ma famille paternelle on était très fier de mon arrière-grand-père Alfred, une sommité, et je sentais une gêne : on aimait se glorifier d’Alfred mais on n’en parlait pas trop ; et j’ai fini par comprendre, notamment en fouillant un gros dictionnaire Larousse en 7 volumes ; j’ai découvert que Vulpian avait été condamné par l’évêché parce que matérialiste, que c’était un sale bonhomme, un ami de Proudhon, etc ; et la famille devenue très catholique, suppôt des jésuites, était très fière de l’ancêtre mais cela les gênait un peu ; alors c’était encore une très bonne introduction à la sociologie des milieux. Donc la socio-perception est là, présente en moi.
Trouver sa voie
Très tôt est venue la question de ce que je vais faire dans la vie. J’avais une grande admiration pour mon père ; je le voyais comme un sacré bonhomme : c’était un champion, un excellent cavalier, qui avait participé aux Jeux olympiques de Berlin ; il est mort quand j’avais 10 ans et j’en gardais une image forte. On m’avait mis à cheval à l’âge de 2 ans mais je préférais les motos. Je voulais, j’espérais être à la hauteur de mon père mais je n’aimais pas le cheval. Je suis sans doute fait pour faire quelque chose et pas n’importe quoi mais je ne sais pas quoi. Il a fallu un peu de temps avant que je trouve que c’était un certain type de sociologie.
Et je suis entré à Sciences Po avec l’idée de devenir diplomate. Puis il y a eu un événement décisif la première année, la conférence de méthode de Panouillot ; le premier devoir qu’on nous a demandé était le commentaire d’un livre ; j’ai choisi « Du mariage » de Léon Blum ; j’ai eu 9 sur 20. J’étais un peu vexé. Le deuxième devoir était le suivant : vous choisissez le sujet comme dans le devoir précédent, pas sur un livre mais sur quelque chose qui existe, une entreprise, une bataille, un événement ; vous définissez le sujet et vous écrivez vos 5 ou 10 pages. Je venais de lire « Le tableau politique de la France de l’Ouest », d’André Siegfried qui était l’un de mes professeurs. Un chapitre était consacré aux Côtes du Nord qu’on appelle maintenant les Côtes d’Armor, où ma famille avait une propriété, où j’allais souvent et que je connaissais bien. André Siegfried racontait comment l’Est du département votait à gauche et l’Ouest à droite parce que l’Est est argileux et l’Ouest est calcaire. Il expliquait cela par l’intermédiaire des peuplements, des tailles des exploitations agricoles, des petits propriétaires d’un côté, des hobereaux avec métayers de l’autre ; or j’avais constaté en 1946, c’est à dire l’année même de ce devoir, que le modèle de toutes les années d’avant-guerre s’était inversé aux premières élections qui ont suivi la Libération ; je me suis dit qu’il était intéressant d’essayer de comprendre pourquoi. J’ai fait mon topo là-dessus et j’ai eu 18. Là je me suis dit que c’était peut-être un signe du destin.
Et j’ai compris en relativement peu de temps plein de choses. J’avais l’impression que si je voulais devenir député, et si j’allais poser ma candidature dans le département des Côtes du Nord, je saurais quoi dire pour augmenter mes chances de me faire élire. Je suis allé trouver François Goguel qui était l’autorité qui inventait la sociologie électorale à ce moment-là pour lui dire qu’après ce devoir qui m’avait intéressé je voulais faire une thèse sur ce sujet. Il m’a encouragé, et au cours des deux années suivantes à Sciences Po je n’ai fait que travailler cela, et j’ai eu 18 à nouveau. Là, j’étais totalement décidé : je ferais de la sociologie pour agir. J’ai convaincu à Sciences Po deux ou trois copains et ça s’est fait à peu près tout seul.
J’ai eu une vie simplissime. Il s’est passé ce que j’espérais. Et d’abord trouver tôt ma voie. Lorsque j’ai créé la COFREMCA j’avais 24 ans. Je me suis dit que si j’arrivais à faire quelque chose comme Robert Weinmann, que je réunissais autour de moi une quinzaine de gens brillants pour essayer de marquer une influence et découvrir des aspects utiles de la réalité, alors j’aurais engagé une bonne vie. Au fond, cela s’est fait tout seul. Une bénédiction du ciel, c’est de bien prendre ses aiguillages. Quand je dis du ciel, c’est l’ange gardien, la baraka, Dieu, le chamane, peu importe. Il faut écouter l’impondérable, être socio-perceptif.
Lancer son activité avec créativité et passion
Grâce à ce travail de thèse, j’ai compris que les sociétés comme les systèmes humains étaient des systèmes vivants. Je n’avais probablement pas le mot système à disposition parce qu’on était en 1948/1950. J’ai compris qu’on pouvait gratter le système, comprendre certaines de ses dimensions, sa structure, ses modalités de changement, et qu’ainsi apparaissaient des pistes d’actions pour changer la situation de ce système. Avec Jacques Sauerwein, Loïc Bouvard et un ou 2 autres, on s’est aperçus que personne ne faisait cette sociologie là en France ; on a eu envie de créer une équipe. Notre idée était d’aider des partis politiques, des gouvernements ; on ne pensait pas tellement aux entreprises qui ont en fait été nos meilleurs clients, les plus accessibles, dès qu’on s’est lancés.
En sortant de Sciences Po il fallait que je gagne ma vie tout de suite ; un ou deux copains sont partis faire des études à l’étranger. Moi j’ai pris un job de journaliste. En commençant par une étude et une interview sur la famille et les amis. J’ai un peu systématisé les observations faites en me promenant dans le parc avec mon grand-père et son copain. J’ai interviewé mes cousins, mes grands-parents, mes amis. Là j’ai très vite compris que la société bourgeoise évoluait à grande vitesse. Il y avait des changements de valeurs considérables.
En 1952 on a décidé avec 2 collègues d’aller passer un an en Suède qui nous paraissait le plus grand laboratoire de la modernité ; on avait pris conscience qu’il y avait un grand déplacement qui était en train de se faire, une modernité de nos sociétés et qu’il fallait la comprendre. Il y avait deux régions avancées à ce moment-là : la Suède et la Californie. Jacques Sauerwein, Marc Ulmann et moi sommes allés passer 2 fois 6 mois en Suède, interviewer les Suédois, un premier séjour de 6 mois avec Jacques Sauerwein, où on interviewait les Suédois de tous bords ; c’est un pays différent qui vivait la modernité avec beaucoup d’intensité. Nous faisions des articles pour des journaux français. Et j’ai trouvé aussi un job pour la radio suédoise. C’était passionnant. Puis je suis revenu 6 mois en sachant ce que nous voulions observer et j’ai rencontré, à la suggestion du père de Sohervain, Robert Weinmann, le patron de la COFROR – Compagnie Française d’organisation – qui était le plus grand cabinet de management consulting – il y avait 25 ingénieurs ! Ce n’est pas comme aujourd’hui où il y en a des milliers. Je suis allé lui raconter notre histoire et lui dire qu’on voulait créer un groupe qui ferait des recherches sur l’évolution des mentalités des gens, leurs interactions, et comment cela fait système et comment cela indique des pistes d’évolution sage, pas sage, porteuse, etc. Au bout de deux heures avec lui, il a dit, « Je vous aide à démarrer cela quand vous voulez ». Manifestement c’était sa façon spontanée de travailler. Et au retour du deuxième voyage en Suède, nous avons démarré. Il a tout de suite apporté les clients.
Lancer une boîte dans un métier qui n’existait pas, cela demandait de convaincre des patrons, des directeurs généraux ; à 23 ans, ce n’est pas évident. C’est merveilleux de rencontrer quelqu’un comme Weinmann qui nous dit « C’est formidable votre idée, je pense qu’elle est bonne. Je vous facilite votre démarrage et je vous apporte des clients ». Il m’a présenté le Président d’Air France, le Directeur commercial de la SNCF… Il m’a rendu un service inestimable. Il ne m’a rien appris mais il avait une intuition phénoménale qu’il n’intellectualisait pas ; nous lui avons apporté un substrat intellectuel.
En 1954 nous avons créé ce qui s’est d’abord appelé le BPSA, Bureau de Psychologie et de Sociologie Appliquée ; ce nom nous est vite apparu comme trop savant. On s’est aperçus en cours de route que nos meilleurs clients c’étaient les entreprises, parce que les patrons d’entreprises ne savaient pas comment fonctionnait le monde, alors que les politiques pensaient tout savoir. Il y avait eu la guerre, ce n’était pas comme avant. Et on a tout de suite eu comme clients Air France, la SNCF, Renault et des entreprises de taille moyenne, privées. Ça a démarré très facilement.
Je n’ai pas eu vraiment des phases très différentes dans ma vie. C’était important de prendre sa retraite. J’ai énormément travaillé pendant des années, il fallait vivre la COFREMCA, nous avons eu jusqu’à 300 salariés à une époque ; le carnet de commande était une préoccupation, j’en étais responsable mais j’étais quand même un chercheur de terrain, ce que je suis toujours resté, sans quoi j’aurais été malheureux. Lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai continué à faire la même chose ; au lieu d’écrire des rapports, j’ai écrit des livres et au lieu de travailler douze heures par jour, c’est devenu huit heures en dormant mieux car je n’avais plus le carnet de commande.
Ainsi je n’ai jamais fait qu’une chose dans ma vie au fond, et cela m’a passionné, et c’est toujours ainsi aujourd’hui.
Les inspirateurs
J’aurais pu aussi évoquer des livres. Après la sociologie électorale, un autre cours à Sciences Po a eu une grande influence intellectuelle sur moi, c’est le cours d’André Amar. Il m’a notamment fait découvrir Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident). A l’examen d’André Amar, j’ai eu 18 aussi. Je réalise que les « 18 » ont été des signaux !
Une autre influence intellectuelle forte a été Carl Rogers. C’est même plus que cela, c’est une mécanique mentale qui transforme la personne dans ses profondeurs. Une marche énorme c’est l’interview non directive Rogers. Pour beaucoup de gens, la vraie découverte de Rogers a provoqué un changement de vie car on ne voit plus les choses de la même façon ; or en 1954 Rogers était à la mode dans les milieux de pointe. Il est même passé à Paris deux fois ; et à la COFREMCA débutante on a pratiqué l’Interview non directive. On a fait des sessions de formation rogérienne de 5 jours d’affilée pour former nos interviewers. On a poussé très loin la méthode Rogers et d’autres pratiques pour faire apparaître différents pas du vécu des personnes. C’était passionnant et indispensable car dans les années 50 les gens étaient terriblement fermés à eux-mêmes.
Il y a aussi David Riesman qui a publié en 1950 The Lonely Crowd. Je l’ai eu entre les mains l’année de sa sortie, alors qu’il est paru en France quinze ans plus tard avec une préface d’Edgar Morin.
J’ai eu la chance d’être très branché sur la sociologie germano-américaine, notamment celle des Juifs allemands et autrichiens arrivés aux Etats-Unis à la fin des années 30. Ils ont développé des recherches totalement inconnues en France qui en était plus ou moins allergique. J’ai passé six mois comme assistant de Jean Stoetzel. Les sondages, c’est utile mais cela n’a rien de fondamental. Le fait que très tôt nous étions en relation avec des sociologies étrangères a certainement été très fécond.
Je suis un organisme vivant. Nous, la France, on est un organisme vivant. La civilisation européenne est un organisme vivant. Homo sapiens, l’espèce humaine est un organisme vivant. Les règles et les perspectives qui concernent les organismes vivants sont applicables à tous ces niveaux. Dans ce cadre de la métamorphose, il y a deux influences très fortes, celle de Prigogine qui a eu son Prix Nobel en 1977 et qui a heureusement écrit des livres en collaboration avec une philosophe, ce qui fait qu’il est compréhensible des non-scientifiques. Ce qu’il dit sur les systèmes dissipatifs est fondamental pour comprendre les systèmes vivants.
Le deuxième qui m’a beaucoup influencé est Francisco Varela que j’ai connu grâce à Shell et qui a beaucoup nourri SOL. Il travaillait avec Pierre Wack, à l’époque où Shell était une entreprise rayonnante d’intelligence. Pierre Wack était Strategic Planner de Shell en 1950. Il a été génial. Arie de Geus a été son successeur. Nous avons beaucoup travaillé ensemble. C’est ce qui m’a rapproché d’Irène Dupoux-Couturier qui a travaillé avec Shell après moi.
Il y a un mot très important qui manque, celui de Jung : les synchronicités.
L’engagement pour la transformation de la société
Le passage à la militance est venu très tôt. Dans mes études, la discipline qui m’intéressait le plus c’est l’histoire. Pas tellement comme on l’enseignait à l’époque mais plus comme on l’enseignait à Sciences Po : Qu’est-ce qu’il aurait pu se passer, qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour que le nazisme ne s’installe pas en Allemagne. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour que la guerre de 14 n’éclate point ? En 1950 on sort d’une phase de l’histoire européenne effroyable, dégueulasse ; vers quoi on va et où risque-t-on de prendre le mauvais aiguillage ? 1948, où est-ce qu’on va, est-ce qu’on va vers l’européanisation ? Est-ce qu’on va vers le communisme ? Est-ce qu’on va vers Tito ? Je suis même allé en Yougoslavie voir comment on fonctionnait sous Tito. C’est de la sociologie pour prendre de bonnes directions.
Il y a un côté militant : si je vais travailler vers Air France, c’est pour leur dire qu’ils se trompent à tel ou tel endroit, que leur communication est mal foutue, que si vraiment ils veulent se développer, il faut qu’ils fassent ceci ou cela. Et j’essaye de les convaincre. C’est comme cela qu’on a travaillé dès le début. La militance est là à partir du moment où on est convaincus des bonnes voies, de celles qui sont vitales, celles qui donnent un avenir positif, pour les trouver et les favoriser. Et il en a été ainsi toute ma vie ; pour que je sois bien il faut qu’il y ait les deux, le plaisir formidable de comprendre les éléments essentiels d’un système et l’idée qu’on trouve de bonnes directions, celles qui sont humanisantes, celles qui sont épanouissantes, celles qui sont enrichissantes, pour son client.
La politique m’a toujours occupé l’esprit. Quand j’étais à Sciences PO, je savais que je n’étais pas communiste soviétique (ils me rappelaient un peu les Nazis), je n’avais pas de sympathie pour le PS, je n’avais pas de sympathie pour le MRP.
J’ai été réellement intéressé –pendant peut-être deux ans- par Tito. J’ai été en Yougoslavie, j’ai même été sous-commandant d’une brigade de travail en Yougoslavie à l’âge de 17 ans. J’ai eu de l’admiration pour Mendès-France et j’ai adhéré au Parti Républicain Radical et tout naturellement au PSU. Pas mal de gens du PSU, comme Michel Rocard, sont passés au PS mais moi non et il ne m’a jamais convaincu de le faire.
En 1958, il y a eu l’effondrement de la IV° République, le problème de l’Algérie… Des anciens de la France Libre ont créé le Club Jean Moulin parce qu’ils craignaient de voir une amorce de fascisme dans la politique de De Gaulle. Par hasard, j’ai été dans les 25 premiers membres. Nous étions des intellectuels, des fonctionnaires qui avaient envie de réfléchir à la rénovation de la République. Nous avons fait beaucoup de choses et cela a nourri l’aspect militant de ma personnalité et je m’y suis fait beaucoup d’amis.
Les amis ont toujours beaucoup compté pour moi : les amis d’enfance, les amis de Sciences Po, les amis du Club Jean Moulin, les amis de SOL. La rencontre de SOL a été importante pour moi et s’est bien insérée dans ma vie.
L’ancrage spirituel.
Une des marches qui m’ont fait grandir c’est le rejet du christianisme. J’étais élevé dans une famille dont une partie était très chrétienne, en tout cas socialement chrétienne. Tout jeune enfant quand on a essayé de me mettre chez les bonnes sœurs ou les curés j’ai trouvé cela insupportable, le contraire de mon Papa qui regardait ce que je faisais et qui m‘encourageait ; ce qui fait qu’à l’âge de 13 ans un dimanche matin alors que ma famille m’appelait pour aller à la messe dans le village, j’ai dit non, je ne viendrais pas et je ne viendrais plus jamais. Ça a fait un petit scandale, puis ça s’est tassé.
Il y a du spirituel en moi, mais dans un sens un peu particulier. Le spirituel est déjà dans mes histoires : j’ai fait ce devoir sur les Côtes du nord, j’ai eu 18, c’est un message. C’est mon côté spirituel.
Je suis à l’écoute des forces profondes, sans savoir bien les nommer, j’ai toujours porté la plus grande attention aux coïncidences, aux idées qui vous viennent en pratiquant certains exercices physiques. J’ai très tôt et toute ma vie – mais pas au cours des 5 dernières années je n’en étais plus capable ! – pratiqué le yoga. Je ne crois pas du tout en Dieu mais il y a des pans de la réalité qui nous échappent. J’ai pris plaisir à lire le dernier livre du philosophe-sociologue Edgar Morin sur la connaissance et le mystère. La dimension spirituelle est pour moi très importante. Je voudrais mieux la comprendre du reste, c’est peut-être le dernier champ auquel je m’intéresserai.
Le spirituel, j’aimerais avoir un meilleur mot que « spirituel » qui me gêne beaucoup. Il est complètement là dès les origines de l’homo sapiens, même probablement chez le Neandertal qui enterre déjà ses morts avec certains rites. Car si on enterre ainsi les morts c’est qu’on a déjà une certaine communication avec un au-delà. Donc on est dans ce que je considère comme le domaine spirituel. On est encore dans le domaine spirituel quand des peuplades inventent des mythes et quand les civilisation inventent des religions et il n’est pas douteux que la prière ou la méditation ont des influences ; il n’est pas douteux que dans certains contextes on arrive à avoir des prémonitions de l’avenir ; il n’est pas douteux qu’il y a des communications de cerveau à cerveau au-delà des neurones miroir, Il y a un énorme pan au-delà de – entre guillemets – la réalité qui m’intéresse énormément qui a toujours fait partie de ma vie ; et je pense, j’espère qu’au cours de ce vingt-et-unième siècle où nous connaissons une interpénétration jusqu’à présent jamais vue par son ampleur, sa profondeur entre le cerveau rationnel et le cerveau spirituel, on va gagner en compréhension.
Le domaine spirituel est important pour moi, dans un sens un peu particulier. Une des thèses de Morin est qu’avant le Big Bang il y a un vide qui n’est pas vide, qu’il y a le Big Bang, que le big bang émerge de ce vide qui n’est pas vide, débouche sur un univers qui est je ne sais plus trop quoi d’où va émerger l’univers quantique, d’où émerge notre univers qui a un espace et du temps et quand on est dans un univers spatio-temporel, on a de temps en temps des petites communications avec l’univers quantique. C’est une jolie thèse.
Je viens d’une posture de recherche plus qu’une posture de croyance. Il y a eu des conflits, des combats, des concurrences… La parade, c’est la méditation. Très jeune, c’était marcher dans la campagne, la nuit, longtemps, jusqu’à ce qu’apparaisse la certitude. Plus tard dans ma vie, je vivais dans une maison à la campagne ; lorsqu’il y avait un problème à traiter, dans la nuit, je faisais un certain parcours dans le parc, toujours le même et dans le même sens.
Je viens d’entrer dans une envie de faire une nouvelle petite recherche sur des histoires de vie dans une perspective un peu particulière. J’essaye d’inciter des interlocuteurs à me raconter l’histoire de leur vie du point de vue de l’esprit, de Dieu, des chamanes, dans l’idée de compléter le chapitre Esprit de la métamorphose dans mon bouquin que je trouve intéressant mais insuffisant et s’arrêtant en chemin.