Les perturbations vécues par nos contemporains ne peuvent être sans effets psychologiques et sociaux. On dit de toute guerre qu’elle laisse derrière elle des estropiés, des escrocs et des endeuillés. Une telle crise sanitaire ne peut faire moins que le handicap, l’escroquerie ou le deuil soient physiques ou mentaux. Un symptôme de ces dérèglements est sans doute la prolifération des complotismes, plus ou moins surréalistes.

Kets de Vries avait noté un détail intéressant. « Psychanalyste d’entreprise » Il avait remarqué que les dysfonctionnements des organisations reflétaient les désordres psychiques de leurs dirigeants. Et ces désordres il en avait dressé une liste : paranoïa, schizophrénie, manie, dépression, hystérie… Mais il comprit surtout que ces pathologies n’étaient que l’exacerbation de pratiques essentielles :  la paranoïa, qui interprète tout détail (un clignement d’oeil, un mouvement de sourcil…) comme significatif n’est que le développement maladif d’un penchant à l’interprétation, clef de toute démarche scientifique. Le comportement maniaque n’est que l’excès de cette pratique souhaitable qu’est le rangement, le classement, le souci d’ordre… Le schizophrène pousse à une limite pathologique le nécessaire besoin de se concentrer, l’hystérique radicalise l’estime de soi…

Alors de quelle pratique légitime le complotisme est-il le développement monstrueux ? Je trouve plaisant que des prospectivistes s’y intéressent car la « racine saine » de cette dérive est sans doute la sensibilité aux signaux faibles, le goût du dévoilement, de la découverte de clefs interprétatives. Autrement dit tout prospectiviste est un complotiste raisonnable ou dit autrement la prospective est un vaccin contre le complotisme, la forme bénigne qui confère l’immunité. La question : quel est le secret des prospectivistes, pourquoi n’ont-ils pas glissé sur la pente fatale qui conduit à l’univers des complots ? Comment ont-ils su réduire la prolifération cancéreuse ? Ce savoir serait crucial pour ramener les élucubrations délirantes à une quête de sens. Autre façon de le dire : pourquoi les complotistes sont-ils devenus délirants ? On connaît le dilemme clinique : la raison tient ou bien dans la vilenie du patient, en l’occurrence pour le complotisme dans la nature « de ceux qui ne sont rien ». Ou bien elle tient dans le système ; Jay Haley posait la question : « Qu’est-ce que le psychiatre a fait pour que le patient se comporte d’une façon telle que le psychiatre en déduise que le patient est schizophrène ? »

On peut aisément lister quelques gestes malheureux des tenants du pouvoir qui développent le complotisme : un goût pour le secret et les effets d’annonce liés à l’ivresse de la « réussite », le refus de la controverse conséquence du sentiment d’imposture qui occupe les nuits de tant de dirigeants depuis que les compétences pour accéder au pouvoir (séduction, narcissisme…) n’ont plus rien à voir avec celles pour l’exercer (écoute, mesure), le mépris de l’égalité au nom de la liberté…

Des complotistes particulièrement secoués s’imaginent que les dirigeants appartiennent à une race de reptiles extra-terrestres qui rêvent de croquer le peuple humain. Ils n’ont pas compris que les beaux quartiers et les écoles privées dont sortent leurs dirigeants sont aussi lointains que des extra-planètes, et que ces dirigeants peuvent être humains, et pourtant anthropophages.

Seule une proximité retrouvée entre tous, la réduction des mécanismes de distance sociale (entresol des prétendues élites, ségrégation culturelle, nominations par le fait du prince…) pourra restaurer un équilibre social minimum et une coexistence sereine.