Observateur chevronné des signaux faibles et des tendances en devenir, Alain de Vulpian décrypte, depuis 60 ans, la société en marche et les révolutions discrètes.

Alain de Vulpian, anthropo-sociologue, en entretien. Paris, FRANCE – 20/06/2011./Credit:DURAND FLORENCE/SIPA/1109221841

Etre à l’écoute des gens ordinaires ; telle est, depuis toujours, la méthode d’Alain de Vulpian pour comprendre le monde. Sociologue de vocation et expert dans l’art de l’anticipation, il traque depuis toujours les signaux faibles et tendances lourdes qui – du libéralisme sexuel à l’individualisme, en passant par le communautarisme… – permettent de comprendre cette chose “d’une ampleur considérable” qu’il appelle la modernité et qui, en marche depuis les années 30, révolutionne progressivement comportements et sensibilités jusqu’à aboutir à la société actuelle.

Une société “auto-organisée, autorégulée, où les innovations jaillissent d’en bas au lieu d’être impulsés d’en haut.” Une société qui, à son grand regret, reste largement incomprise des puissants – politiques et grands patrons – obsédés par le court terme au point d’en oublier ce qu’il considère être pourtant l’impératif de l’époque : “voir venir pour ne pas se laisser surprendre.” Une vigilance qui, il en est convaincu, ne passe pas par la création d’un département prospective mais par la capacité de chacun à “accroître sa sensibilité au devenir”.

J’ai toujours été passionné par l’Histoire. L’histoire des mouvements, des cheminements, des courants de pensée… C’est à ce désir de les observer et de les comprendre que je dois ma vocation. Et c’est pour cela que, dès ma sortie de Sciences-Po, en 1950, j’ai créé avec quelques collègues une sorte de bureau d’études visant à étudier ces cheminements de la société dans le but d’aider les hommes politiques et les organisations à mieux les exploiter. Cela me paraissait nécessaire car dès 1950, j’ai eu la conscience aigüe que quelque chose d’une ampleur considérable était en marche. Une chose en passe de transformer le monde dans lequel nous vivions et que l’on pouvait appeler modernité.

C’est cela que je voulais étudier et comprendre. A cette époque, les deux laboratoires de cette modernité étaient les Etats-Unis et la Suède. Nous y avons donc passé du temps afin de mieux comprendre ce qui était en train de se passer chez nous. A cette époque, un phénomène vraiment marquant de la modernité suédoise était la corporalité ou le fait que le corps, après avoir été longtemps caché et contrôlé, prenait de plus en plus d’importance au travers de notions nouvelles de toucher, de sensations, d’émotions aussi. Cet intérêt nouveau se retrouvait dans l’invention d’un certain style de mobilier complètement différent de ce qui existait alors.

Avec des fauteuils, par exemple, qui n’étaient plus des fauteuils à regarder mais à sentir, à occuper. Cela a été notre premier contact direct avec un courant qu’un peu plus tard nous avons appelé le polysensualisme et qui s’est révélé un élément majeur de la modernité occidentale puisque, à travers lui, le corps cessait d’être un objet de contrôle pour devenir un objet d’écoute. Ce qui ouvrait la voie à une autre façon de vivre et marquait un tournant décisif au sein de nos sociétés.

Prospective
En janvier 54, nous avons créé le Bureau de psychologie et de sociologie appliquées – rebaptisé Cofremca cinq ans plus tard – pour étudier les transformations de la société et aider organisations, politiques et entreprises à y trouver leur chemin. A cette époque, il existait une véritable demande. Non pas tant de la part des milieux politiques et administratifs – ils estimaient ne pas avoir besoin de conseils – mais auprès des dirigeants d’entreprise qui, conscients que la société était en pleine mutation, ne savaient plus comment la prendre.
Pour comprendre cette société, il fallait d’abord accepter l’idée que les consommateurs, après avoir vécu dans la pénurie pendant 10 ans, voyaient tout à coup le marché s’ouvrir. Si bien que, la clientèle cessant d’être captive et le rationnement ayant disparu, chaque entreprise devait désormais comprendre le consommateur, ses envies et ses besoins et faire mieux que ses concurrents pour l’attirer.
Les entreprises représentaient alors 70 % de notre clientèle (dont certaines très importantes comme Danone, L’Oréal, Renault) et pour les aider, nous leur proposions un décryptage des modes de fonctionnement de la société, de ses tendances, des enchaînements en court. Selon une forme de sociologie assez particulière qui considère la société comme un organisme vivant, animé par des dynamiques dont on peut jouer, à condition de les comprendre et de les anticiper.

L’interview en profondeur
Pour comprendre ces nouvelles dynamiques, nous avons eu recours à un outil décisif : l’interview en profondeur, celle qui consiste à approcher des gens ordinaires et à parler très longuement avec eux afin de comprendre leurs motivations et, à travers elles, décrypter leur mode de fonctionnement.

L’interview en profondeur est une grande invention de la sociologie américaine qui remonte aux années 40-50 et repose sur le principe de l’empathie, tout l’exercice consistant à se mettre à la place des gens pour parvenir à comprendre l’origine de leurs réactions. Cela requiert un entretien de près de deux heures et repose sur des techniques particulières visant à rendre les gens conscients de leur vie intérieure, ce qu’ils n’étaient généralement pas du tout à l’époque. Si bien que, interrogés sur leurs motivations dans tel ou tel acte de consommation, ils avaient tendance à se retrancher derrière une carapace de rationalité pour expliquer leur choix. C’est ainsi que ce type d’interview mené pour le compte d’Air France a permis de révéler que si les gens ne prenaient pas beaucoup l’avion dans les années 55, ce n’était pas par peur de l’accident aérien – ce qu’ils affirmaient pourtant – mais par peur de ne pas savoir se comporter dans ce moyen de transport alors ultra-moderne et où voyageaient hommes politiques et vedettes du show-biz. La résistance majeure au développement du transport aérien n’était donc pas la peur de l’accident mais la timidité des usagers, ce qui constituait un blocage très différent et qui, pour Air France, était une information capitale.

Courants socioculturels
Nous avons réalisé des centaines et des centaines d’études de motivation à partir de ces interviews en profondeur, lesquelles nous ont révélé à quel point la sensibilité et la façon d’agir des consommateurs avaient changé au cours de dernières décennies. C’est ainsi que nous avons vu apparaître des constantes que nous avons appelées courants socioculturels. En 1970, nous en avions identifié 26. Dans le domaine de la motivation d’achat, par exemple, le changement était partout. On passait de la motivation de se contrôler à la motivation de s’exprimer. De la motivation de devoir à la motivation de plaisir. Des transformations de ce type sont essentielles pour comprendre un consommateur mais aussi une société dans son ensemble. En les identifiant et les décryptant, nous avons pu produire des analyses sociologiques permettant de comprendre la répartition, dans une population donnée – française ou allemande, hommes ou femmes, cadres ou ouvriers, jeunes ou vieux… – de tel ou tel courant. Comme celui du polysensualisme. C’est ainsi que l’on voit, au cours des 70 ou 100 dernières années, des changements d’abord très minimes prendre de l’ampleur, s’affirmer et s’imposer jusqu’à déboucher sur une nouvelle forme de civilisation.

L’empathie
En matière de tendances sociétales il est toujours très difficile de localiser des débuts et des fins. En revanche, on peut sans trop de mal identifier et dater les signes avant-coureurs de certains mouvements comme la mode de la garçonne, ce mouvement de libération du corps de la femme qui, dès les années 20 et 30, annonce l’émergence d’un libéralisme sexuel qui sera l’un des grands courants de la modernité dans les années 60 et 70.

Autre tendance forte de cette modernité : le fait que l’on ait vu des individus qui, jusqu’alors, se voulaient rationnels et accordaient la primauté à leur intellect se transformer en personnes plus complètes, reconnaissant et acceptant leur dimension corporelle et émotionnelle selon un autre courant socioculturel majeur que nous avons appelé, vers les années 65, “intraception”, en référence à cette capacité individuelle de voir à l’intérieur de soi-même, de se comprendre soi-même et, aussi, de ressentir ce que ressentent les autres. Ainsi, on a vu la capacité à l’empathie – aujourd’hui un mot à la mode – émerger dans différents pays dans les années 70. Cela représentait une évolution fondamentale pour les entreprises comme pour les politiques car si j’imagine ce que vous ressentez, alors je suis en mesure de comprendre comment vous fonctionnez et je me fais une idée de la façon dont nous pouvons interagir ensemble si bien qu’au final, je me trouve dans une meilleure position pour anticiper vos réactions et me positionner en conséquence. Je deviens progressivement “socio-perceptif” : habile socialement et de ce fait, plus autonome.

L’individualisme
Cet individu à la fois plus affectif et plus corporel que l’on voit peu à peu s’imposer dans la société moderne devient non seulement plus indépendant mais aussi plus soucieux de son indépendance. Autrement dit : moins facile à manipuler, à conditionner, moins enclin à accepter les règles, les dogmes et les organisations prévues. Il s’échappe pour essayer de vivre à sa façon. Ce que nous essayons tous de faire depuis 70 ans en multipliant les moyens d’y parvenir. Mais dans les années 70, ces évolutions on suscité l’étonnement et l’inquiétude. On s’est dit : les gens partent se retirer en eux-mêmes, la société fout le camp, c’est l’anomie – la disparition des normes. En réalité, ce n’était rien de plus que la montée de l’individualisme faisant que chacun commençait à revendiquer sa propre personnalité. Il est très clair aujourd’hui que ces gens fuient la société et ne partent pas dans la solitude. Ils découvrent que ce dont ils ont le plus besoin, ce qu’ils jugent indispensable à leur qualité de vie, c’est d’avoir des affections, des attachements, des insertions. Afin d’être en mesure de se rapprocher librement de ceux qui leur ressemblent. La logique est devenue : “Vous me plaisez, je me connecte à vous. Et si cela fonctionne, nous nous connecterons à d’autres qui nous ressemblent.” C’est ainsi qu’émerge une première forme de communautarisme que l’on voit aboutir aujourd’hui mais qui se développe depuis 50 ans.

La société communicante
Aujourd’hui on arrive à une société de personnes intensément interreliées, intensément intercommunicantes. Une société composée d’individus en quête d’une communication non pas de masse mais interpersonnelle grâce aux téléphones mobiles et à Internet qui, en envahissant la planète (il y a 5 milliards de téléphones portables dans le monde aujourd’hui), créent une véritable société de réseaux et génèrent des transformations colossales. Mais ce ne sont pas les techniques de l’intercommunication qui nous font évoluer. C’est parce que nous avons évolué que ces nouvelles techniques d’intercommunications – lesquelles accentuent et accélèrent l’évolution selon des logiques dites de “feedback positif” – sont apparues. Si bien qu’au final, nous sommes devenus une société interpersonnelle auto-organisée, autorégulée, où les innovations jaillissent d’en bas au lieu d’être impulsées d’en haut, où sont continuellement inventés de nouveaux usages et où les innovations pullulent.

Le problème ? Parallèlement, persiste une société de citadelles – celle des grandes entreprises et de la démocratie telle qu’on la pratique aujourd’hui – terriblement en retard par rapport à ces évolutions. Si bien que cette cohabitation entre une société faite d’individus extrêmement modernes et qui s’avère être allergique à la société des anciens pouvoirs lesquels, pour certains en tous cas, sont totalement déconnectés de la société, rend la situation actuelle très périlleuse. Résultat : les pouvoirs n’ayant plus de pouvoir, ils ne savent plus gouverner, ce qui crée des insatisfactions et des tensions considérables dans la société. Si l’on ne se dépêche pas de transformer les grandes entreprises – pour l’heure, complètement verticales et rationalisées – et notre façon de pratiquer la démocratie, on va vers des situations extrêmement dangereuses.

“La Société pour l’organisation apprenante”
Lorsque j’ai quitté la Cofremca il y a 10 ans et me suis impliqué dans trois organisations dont Sol (Société pour l’organisation apprenante), un réseau mondial qui, à partir de diverses méthodes d’analyses de la société, produit des scénarios d’avenir tout à fait révolutionnaires dans un but : aider les entreprises à évoluer, à prendre des décisions de façon moderne. L’organisation est active dans une trentaine de pays et regroupe des gens dont le souci principal est de faire changer les entreprises et les politiques en les reconnectant aux réalités et aux évolutions de la société. Il s’agit aussi bien d’acteurs du monde de l’entreprise – qui y agissent comme agents de changement -, de consultants qui aident organisations et entreprises à s’adapter à la société en mouvement, de chercheurs qui travaillent sur ces mutations. Tous, à leurs différents niveaux, cherchent à rendre les organisations plus vivantes, plus souples, et surtout, plus étroitement connectées à leur environnement de façon à favoriser des effets de symbiose. Voilà pourquoi on parle d’organisation apprenante.

“Le Club des vigilants”
Il y a une douzaine d’années, nous avons créé le Club des vigilants à la suite de ce constat : l’establishment français politique et économique est trop centré sur le court terme. Il ne voit pas venir. Or nous sommes à une époque où tout change à toute vitesse et où, par conséquent, il est essentiel de voir venir, les catastrophes comme les opportunités. Donc il faut développer de la vigilance. Et pour cela, l’idée n’est pas de faire de la prospective mais d’accroître la sensibilité au devenir. Pour répondre à ce besoin, nous avons instauré des rencontres au rythme d’un petit déjeuner tous les mois au cours duquel un intervenant vient nous faire part d’une inquiétude ou d’un espoir sur la société, l’économie, la politique ou encore la finance. C’est ainsi que, chaque mois depuis 12 ans, nous réunissons 50 à 100 participants, tous membres du club, qui viennent écouter un biologiste, un politique, un dirigeant d’entreprise… Qu’importe le domaine de compétence, l’idée est toujours de voir le coup d’après. De ne pas se laisser surprendre.

C’est ainsi que, il y a plusieurs années, nous avons pu prendre conscience du décalage croissant entre ce que devenait la société des gens et ce que devenait celle des grandes entreprises tournées sur le court terme financier depuis 20 ans.

“Société rêvée”
Le troisième réseau dans lequel je suis impliqué est Société rêvée, qui est né d’un rapprochement entre Cofremca-Sociovision et Les Ateliers de la citoyenneté, un mouvement lyonnais visant à encourager les gens à se mêler davantage de politique locale. Au démarrage, nous nous sommes réunis pour réaliser une étude approfondie sur les évolutions les plus récentes de la société française ; or les résultats de cette étude ont révélé certaines évolutions sociétales étonnantes et notamment le fait que les Français étaient à la fois excessivement critiques à l’égard des pouvoirs politiques qui, de l’avis de beaucoup, nous mènent à la catastrophe et, à la fois assez satisfaits de leur propre vie qu’ils avaient le sentiment de gérer plutôt bien. Que ces gens soient de droite ou de gauche, tous partageaient l’idée qu’une autre société était possible ; une société que nos politiques étaient incapables de concrétiser. Une sorte de société rêvée. C’est pour travailler sur cette aspiration que nous avons créé l’association du même nom – “Société rêvée” – au sein de laquelle nous cherchons à identifier les signaux faibles et les tendances lourdes afin d’être en mesure d’offrir une compréhension des dynamiques sociétales. Pour cela, nous avons constitué un groupe de socio-perceptifs relativement fins qui se réunit tous les mois et nous livrent leurs idées et leurs analyses.

Le libéralisme
Si la crise a éclaté, c’est qu’en grande partie nous nous sommes laissé complètement aveugler par une espèce de croyance voulant que le libéralisme soit doté d’un caractère quasi miraculeux. En réalité, il n’y a pas de libéralisme efficace sans surveillance. Or il y a trois ans, nous n’étions même plus en mesure de le comprendre. Résultat : nous avons laissé le champ libre à des acteurs de la finance qui ont fabriqué des outils complètement déments, déconnectés des réalités, qui eux-mêmes ont créé un monde financier virtuel qui a eu pour effet de déplacer les richesses d’une façon dramatique, jusqu’à aboutir aux catastrophes que nous connaissons. Celles-ci auraient pu être évitées si on avait maintenu cette vigilance sur le réel. Si l’on était resté connecté aux évolutions en marche. Les entreprises sont fautives dans cette affaire.

Dans les années 70, les plus performantes étaient celles qui anticipaient. Celles dont les dirigeants – comme ceux de Danone, Volvo ou Renault – vivaient dans la tension constante de ne pas louper les opportunités qui leur permettraient de parer les menaces et de construire le futur. Depuis les années 1990-2000, la plupart des grands patrons n’ont plus qu’une préoccupation : dégager un maximum de bénéfices d’ici trois mois pour les actionnaires. Au point qu’ils ne voient plus l’avenir. Ils refont de la bureaucratie à une époque où leurs collaborateurs ont de plus en plus envie de respirer, d’ouvrir des possibilités. Ce qui alimente la crise financière et économique dans laquelle nous sommes, ainsi que la crise de l’entreprise : celle qui va du désenchantement des cadres au suicide de certains collaborateurs.

Les dirigeants
Les dirigeants n’ont plus de repères. Ils fonctionnent aux sondages, au court terme. Dans la sphère privée, ce sont pourtant de fins socio-perceptifs, aptes à s’adapter aux contraintes : ils savent qu’ils n’ont plus le pouvoir absolu depuis que l’autorité s’est répartie entre le père, la mère, les enfants et que l’on est en situation non plus hiérarchique mais interhiérarchique. Ce qui ne les empêche pas de conserver une certaine influence, un certain poids sur le cours des événements parce qu’ils savent manoeuvrer. Qu’ils fassent la même chose au sein de leur entreprise ! Qu’ils s’autorisent à fonctionner davantage à l’instinct, d’une part, mais aussi à laisser les choses venir d’en bas. C’est pourquoi j’aimerais leur dire : “Branchez-vous sur l’intelligence collective de votre entreprise et utilisez-la au lieu de marteler des objectifs chiffrés.” Là, ils seront à même de coller à la réalité. De même que, lorsqu’ils réfléchissent au lancement de nouveaux produits, ils devraient le faire en pensant moins aux produits concurrents qu’aux personnes susceptibles d’utiliser les leurs.

C’est ainsi qu’on pourra espérer fabriquer un avenir sain, conforme aux attentes comme aux évolutions naturelles de notre société. C’est ainsi que l’on pourra entrer dans la logique des vivants au lieu d’être dans la logique des choses.

Par Caroline Castets

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