Tribune Libre de L’Opinion # 1er août 2016
Le vote du Brexit a posé de façon aiguë le problème de la démocratie telle que pratiquée actuellement dans les sociétés occidentales. Au lendemain du vote, les hommes politiques et les médias ont salué et respecté le vote démocratique du peuple anglais. Mais est-ce réellement de la démocratie ? L’appel au peuple à travers la pratique référendaire, restaurée en France après Napoléon III par le Général de Gaulle, prend souvent une connotation plébiscitaire, voire manipulatrice en fonction de la question posée. En Grande-Bretagne, David Cameron avait ainsi essentiellement en tête le leadership du Parti conservateur ! De plus, les médias accentuent l’aspect émotionnel du vote. Ceci a été particulièrement vrai, comme le remarquait Michel Rocard (1), dans la presse britannique… Boris Johnson et les tenants du Brexit n’avaient, semble-t-il, fait aucun scénario sur les effets secondaires du vote et ses aspects systémiques.
Mais on ne peut pas dire non plus que, à l’inverse du référendum, la démocratie représentative corresponde aujourd’hui aux attentes du « peuple souverain ». Alexis de Tocqueville (2) parle du risque de despotisme de la majorité. Il ajoute « la majorité elle-même n’est pas toute puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison… La majorité […] a des passions, comme chaque homme et […] peut faire le mal en discernant le bien ». A ce stade de réflexion, nous devons essayer de comprendre en profondeur les changements à l’œuvre dans nos sociétés.
Le sociologue Alain de Vulpian (3) considère que ces mutations profondes sont une vraie « métamorphose » de l’humanité. Depuis les années 1930, les individus qui forment la société sont devenus peu à peu des « personnes » à part entière qui ne veulent plus se laisser imposer ni idéologies, ni règles décrétées d’en haut. Elles se sentent responsables de leur vie, et ont délaissé les partis politiques, les syndicats, les institutions en donnant leurs préférences aux émergences de vie, de solidarité, de coopération, d’innovations nouvelles. C’est la « big society », ce sont des jeunes qui créent des start-up, font partie de réseaux sociaux dynamiques, créent une société complexe et enchevêtrée.
Au Japon, en Chine, l’Europe construite après-guerre sur le multiculturel, le pacifique, le divers, semble être un exemple de cette recherche d’une démocratie du « bien commun », cherchant à pratiquer l’équilibre dans une économie de marché
Et ces personnes ne veulent pas « être représentées », elles cherchent une démocratie d’implication, une démocratie locale qui se construit autour de projets. Des exemples peuvent être cités en France de cette démocratie ouverte décentralisée (4). Le mouvement citoyen Bleu Blanc Zèbre lancé par Alexandre Jardin va dans ce sens. Quant à eux, les jeunes britanniques ont clairement voté pour l’Europe car ils considèrent que là est leur avenir.
La question se pose alors : l’Europe peut-elle construire sur le Brexit ? Tout au long d’une vie internationale riche, je me suis rendue compte à quel point l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui était importante dans l’équilibre du monde. Des amis américains me disent « vous êtes très en avance sur nous sur la voie de la métamorphose vers un monde de coopération ». Au Japon, en Chine, l’Europe construite après-guerre sur le multiculturel, le pacifique, le divers, semble être un exemple de cette recherche d’une démocratie du « bien commun », cherchant à pratiquer l’équilibre dans une économie de marché. Peut-elle être le « poisson pilote de la métamorphose », comme dit Alain de Vulpian ? L’Europe d’Erasmus plus importante que l’Europe des technocrates de Bruxelles ?
Comment faire travailler les peuples européens sur des projets concrets, participatifs où ils se sentent impliqués (par exemple des programmes d’emplois de jeunes en apprentissage à travers toute l’Europe), élever d’un niveau le débat entre référendum populaire, démocratie représentative et démocratie sociétale constructive, comment faire émerger de nouvelles formes de gouvernance et de leadership fondées sur le dialogue et l’empathie et où l’on apprend tous ensemble en partant des réalités ?
Irène Dupoux-Couturier, ancienne directrice du Centre de formation aux réalités internationales (CEFRI), est vice-présidente de SoL France (Society for Organizational Learning, issue du MIT).
(1) Interview de Michel Rocard, le Point N°2285 du 23 juin 2016
(2) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique
(3) Alain de Vulpian, Eloge de la métamorphose, en marche vers une nouvelle humanité (Ed. St Simon, 2016.)
(4) Joseph Spiegel, Faire renaître la démocratie (Passions-bouquins)